Petite histoire d’une grande amitié

A l’automne 1944, âgé de 19 ans et tout jeune bachelier, j’ai signé mon engagement dans la 1ère Armée Française qui avait débarqué en Provence le 15 août précédant et venait de libérer Besançon et ma région d’origine : la Franche-Comté.C’était un engagement « pour la durée de la guerre en Europe et Extrême-Orient ». Il était prévu qu’après

la capitulation de l’Allemagne, la 9ème DIC (Division d’Infanterie Coloniale) au titre de laquelle j’avais signé, serait transférée aux USA (en Floride) pour y être intégrée dans le corps des « Marines » et débarquer avec eux au Japon.
Mais comme toujours, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu.

En août 1945, alors que la Division participait à l’occupation de l’Allemagne en attendant l’ordre d’embarquer, le Japon a capitulé plus tôt que prévu en raison de l’utilisation de la bombe A par les américains.
Alors tout le monde a pensé que nous allions être renvoyés à la maison.
Mais le gouvernement a décidé au contraire de nous envoyer en Indochine (devenue plus tard le Vietnam), alors colonie française occupée par les japonais et qui manifestait des velléités d’indépendance.

Durant les combats en Alsace (hiver 44/45) et en Allemagne (printemps 45) j’étais affecté au 21e RIC et c’est seulement en octobre 1945 que j’ai rejoint les mortiers de 81 mm du 1er bataillon du 23e RIC où servait Pierre Quitat.
Nous nous sommes rencontrés pour la 1ère fois à Marseille, quelques jours avant d’embarquer sur le « PACHAUG VICTORY », transport de troupes américain de 8000 T, qui a effectué le trajet Marseille-Saïgon en 22 jours.
De novembre 1945 à début mars 1946, nous avons pris part à de multiples opérations dans le delta du Mékong, pataugeant dans la boue des rizières et la vase des « arroyos » et faisant connaissance avec les sangsues et autres bestioles piquantes et urticantes.

Pierre Quitat et moi avons développé une grande amitié pendant toute cette période, et bien sûr une grande confiance l’un envers l’autre. Je l’appelais familièrement « vieux crabe de rizière ».
Nous étions toujours ensemble, y compris dans les opérations nocturnes où nos chefs nous plaçaient en tête de colonne. Pierre était réputé pour son excellente vision dans l’obscurité et moi pour mon sens de l’orientation. En outre chacun de nous était capable d’interpréter le moindre geste de l’autre.
Dans les premiers jours de mars 1946, retour à Saïgon et embarquement à bord de l’ERIDAN qui met le cap sur le golfe du Tonkin.

Le 6 mars, en pleine mer, transfert sur les péniches de débarquement (*1), nous fonçons alors directement vers le port d’Haï-Phong, où nous serons reçus de façon très « orageuse » par les troupes chinoises « nationalistes » du général Lou-Han (*2).

Début avril suivant, notre bataillon sera transporté par camions, avec « escale » à Hanoï, dans la ville de Nam-Dinh. Cette cité, d’environ 70 000 habitants à l’époque, abrite une énorme usine textile qui employait 13 000 salariés : la SCT (Société Cotonnière du Tonkin).

Quelques jours après notre arrivée, une rumeur cours au bataillon : « les cadres français de la SCT invitent volontiers des militaires ! »

Un soir, à quatre camarades (P. Quitat, A. Feltrin, A. Roth, B. Bœuf) nous décidons d’aller faire une « virée » dans le quartier européen pour en vérifier la réalité. Et bien la rumeur ne mentait pas !
Rapidement nous croisons dans la rue une française qui nous invite à prendre l’apéritif chez elle : nous sommes chez Monsieur Philippe Gasser, directeur de filature à la SCT.

Pendant plusieurs mois et presque chaque jour, le « groupe des quatre » trouvera porte et table ouvertes dans cette famille extraordinairement accueillante !

J’ai quitté Nam-Dinh fin août 1946 en compagnie de l’ami grenoblois Feltrin. Nous avons tous deux bénéficié d’une mesure de rapatriement prioritaire prise en faveur des étudiants.
Le voyage s’est effectué à bord du vieux paquebot « Maréchal Joffre » qui a mis 35 jours pour relier Haï-Phong à Toulon où nous avons été démobilisés. Pierre Quitat, lui n’est rentré en France qu’en 1947.

(*1) J’insiste un peu sur les conditions de ce transfert : Il s’agit de descendre sur le flanc de l’Eridan, peut être 10m, accrochés aux mailles d’un filet et encombrés d’un fardeau incroyable. En ce qui me concerne, sur la poitrine : 2 grenades + un sac spécial contenant 4 obus de mortier ; sur le dos : la plaque de la base du mortier de 81mm qui pèse 17kgs, plus le sac, plus l’armement individuel ; si on décroche, on coule à pic…à moins d’être écrasé entre la péniche et le bateau.
Panique de ma pauvre carcasse ! Je regarde « en douce » Pierrot Quitat : il a l’air calme et déterminé ! Alors allons-y ! Heureusement qu’en bas il y avait des marins aux bras solides experts en récupération…

(*2) Et pourtant le général Leclerc qui dirigeait l’opération avait promis que tout se passerait dans le calme, puisque nous agissions dans le cadre de l’accord de Yalta signé par les « grands » de l’époque : Roosevelt, Churchill et Staline.

Bernard Bœuf